48. Il y a en Dieu la puissance, qui est la source de tout, puis la connaissance, qui contient le detail des idees, et enfin la volonte, qui fait les changements ou productions selon le principe du meilleur. Et c'est ce qui repond a ce qui, dans les Monades creees, fait le sujet ou la base, la faculte perceptive et la faculte appetitive. Mais en Dieu ces attributs sont absolument infinis ou parfaits, et dans les Monades creees ou dans les entelechies (ou perfectihabiis, comme Hermolaus Barbarus traduisait ce mot) ce n'en sont que des imitations a mesure qu'il y a de la perfection.
49. La creature est dite agir au dehors en tant qu'elle a de la perfection, et patir d'une autre en tant qu'elle est imparfaite. Ainsi l'on attribue l'action a la Monade en tant qu'elle a des perceptions distinctes et la passion en tant qu'elle en a de confuses.
50. Et une creature est plus parfaite qu'une autre en ce qu'on trouve en elle ce qui sert a rendre raison a priori de ce qui se passe dans l'autre, et c'est par la qu'on dit qu'elle agit sur l'autre.
51. Mais dans les substances simples, ce n'est qu'une influence ideale d'une monade sur l'autre, qui ne peut avoir son effet que par l'intervention de Dieu, en tant que dans les idees de Dieu une monade demande avec raison que Dieu en reglant les autres des le commencement des choses, ait regard a elle. Car puisqu'une monade creee ne saurait avoir une influence physique sur l'interieur de l'autre, ce n'est que par ce moyen que l'une peut avoir de la dependance de l'autre.
52. Et c'est par la qu'entre les creatures les actions et passions sont mutuelles. Car Dieu, comparant deux substances simples, trouve en chacune des raisons qui l'obligent a y accommoder l'autre, et par consequent ce qui est actif a certains egards, est passif suivant un autre point de consideration: actif en tant que ce qu'on connait distinctement en lui sert a rendre raison de ce qui se passe dans un autre, et passif en tant que la raison de ce qui se passe en lui se trouve dans ce qui se connait distinctement dans un autre.
53. Or, comme il y a une infinite d'univers possibles dans les idees de Dieu, et qu'il n'en peut exister qu'un seul, il faut qu'il y ait une raison suffisante du choix de Dieu qui le determine a l'un plutot qu'a l'autre.
54. Et cette raison ne peut se trouver que dans la convenance, dans les degres de perfection que ces mondes contiennent, chaque possible ayant droit de pretendre a l'existence a mesure de la perfection qu'il enveloppe.
55. Et c'est ce qui est la cause de l'existence du meilleur que la sagesse fait connaitre a Dieu, que sa bonte le fait choisir, et que sa puissance le fait produire.
56. Or cette liaison ou cet accommodement de toutes les choses creees a chacune, et de chacune a toutes les autres, fait que chaque substance simple a des rapports qui expriment toutes les autres, et qu'elle est par consequent un miroir vivant perpetuel de l'univers.
57. Et comme une meme ville regardee de differents cotes parait tout autre et est comme multipliee perspectivement, il arrive de meme que par la multitude infinie des substances simples, il y a comme autant de differents univers qui ne sont pourtant que les perspectives d'un seul selon les differents points de vue de chaque monade.
58. Et c'est le moyen d'obtenir autant de variete qu'il est possible, mais avec le plus grand ordre qui se puisse, c'est-a-dire c'est le moyen d'obtenir autant de perfection qu'il se peut.
59. Aussi n'est-ce que cette hypothese, que j'ose dire demontree, qui releve comme il faut la grandeur de Dieu; c'est ce que M. Bayle reconnut lorsque dans son Dictionnaire, article Rorarius, il y fit des objections ou meme il fut tente de croire que je donnais trop a Dieu, et plus qu'il n'est possible. Mais il ne put alleguer aucune raison pourquoi cette harmonie universelle, qui fait que toute substance exprime exactement toutes les autres par les rapports qu'elle y a, fut impossible.
60. On voit d'ailleurs dans ce que je viens de rapporter, les raisons a priori pourquoi les choses ne sauraient aller autrement: parce que Dieu, en reglant le tout, a eu egard a chaque partie, et particulierement a chaque monade, dont la nature etant representative, rien ne la saurait borner a ne representer qu'une partie des choses; quoiqu'il soit vrai que cette representation n'est que confuse dans le detail de tout l'univers et ne peut etre distincte que dans une petite partie des choses, c'est-a-dire dans celles qui sont ou les plus prochaines ou les plus grandes par rapport a chacune des monades; autrement chaque monade serait une divinite. Ce n'est pas dans l'objet, mais dans la modification de la connaissance de l'objet que les monades sont bornees. Elles vont toutes confusement a l'infini, au tout, mais elles sont limitees et distinguees par les degres des perceptions distinctes.
61. Et les composes symbolisent en cela avec les simples. Car comme tout est plein, ce qui rend toute la matiere liee, et comme dans le plein tout mouvement fait quelque effet sur les corps distants a mesure de la distance, de sorte que chaque corps est affecte non seulement par ceux qui le touchent, et se ressent en quelque facon de tout ce qui leur arrive, mais aussi par leur moyen se ressent de ceux qui touchent les premiers dont il est touche immediatement: il s'ensuit que cette communication va a quelque distance que ce soit. Et par consequent tout corps se ressent de tout ce qui se fait dans l'univers, tellement que celui qui voit tout, pourrait lire dans chacun ce qui se fait partout, et meme ce qui s'est fait ou se fera, en remarquant dans le present ce qui est eloigne tant selon les temps que selon les lieux: σψμπνοια παντα disait Hippocrate. Mais une ame ne peut lire en elle-meme que ce qui y est represente distinctement; elle ne saurait developper tout d'un coup ses replis, car ils vont a l'infini.
62. Ainsi quoique chaque monade creee represente tout l'univers, elle represente plus distinctement le corps qui lui est affecte particulierement et dont elle fait l'entelechie: et comme ce corps exprime tout l'univers par la connexion de toute la matiere dans le plein, l'ame represente aussi tout l'univers en representant ce corps qui lui appartient d'une maniere particuliere.
63. Le corps appartenant a une monade qui en est l'entelechie ou l'ame, constitue avec l'entelechie ce qu'on peut appeler un vivant, et avec l'ame ce qu'on appelle un animal. Or, ce corps d'un vivant ou d'un animal est toujours organique; car toute monade etant un miroir de l'univers a sa mode, et l'univers etant regle dans un ordre parfait, il faut qu'il y ait aussi un ordre dans le representant, c'est-a-dire dans les perceptions de l'ame, et par consequent dans le corps, suivant lequel l'univers y est represente.
64. Ainsi, chaque corps organique d'un vivant est une espece de machine divine ou un automate naturel qui surpasse infiniment tous les automates artificiels. Parce qu'une machine faite par l'art de l'homme n'est pas machine dans chacune de ses parties; par exemple la dent d'une roue de laiton a des parties ou fragments qui ne sont plus quelque chose d'artificiel et n'ont plus rien qui marque de la machine par rapport a l'usage ou la roue etait destinee. Mais les machines de la nature, c'est-a-dire les corps vivants, sont encore machines dans leurs moindres parties jusqu'a l'infini. C'est ce qui fait la difference entre la nature et l'art, c'est-a-dire entre l'art divin et le notre.
65. Et l'auteur de la nature a pu pratiquer cet artifice divin et infiniment merveilleux, parce que chaque portion de la matiere n'est pas seulement divisible a l'infini, comme les anciens ont reconnu, mais encore sous-divisee actuellement sans fin, chaque partie en parties, dont chacune a quelque mouvement propre; autrement il serait impossible que chaque portion de la matiere put exprimer l'univers.
67. Chaque portion de la matiere peut etre concue comme un jardin plein de plantes et comme un etang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l'animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin ou un tel etang.
68. Et quoique la terre et l'air interceptes entre les plantes du jardin, ou l'eau interceptee entre les poissons de l'etang, ne soit point plante ni poisson, ils en contiennent pourtant encore, mais le plus souvent d'une subtilite a nous imperceptible.
69. Ainsi il n'y a rien d'inculte, de sterile, de mort dans l'univers, point de chaos, point de confusion qu'en apparence; a peu pres comme il en paraitrait dans un etang a une distance dans laquelle on verrait un mouvement confus et un grouillement pour ainsi dire de poissons de l'etang sans discerner les poissons memes.
70. On voit par la que chaque corps vivant a une entelechie dominante qui est l'ame dans l'animal; mais les membres de ce corps vivant sont pleins d'autres vivants, plantes, animaux, dont chacun a encore son entelechie ou son ame dominante.
71. Mais il ne faut point s'imaginer avec quelques-uns qui avaient mal pris ma pensee, que chaque ame a une masse ou portion de la matiere propre ou affectee a elle pour toujours, et qu'elle possede par consequent d'autres vivants inferieurs destines toujours a son service. Car tous les corps sont dans un flux perpetuel comme des rivieres, et des parties y entrent et en sortent continuellement.
72. Ainsi l'ame ne change de corps que peu a peu et par degres, de sorte qu'elle n'est jamais depouillee tout d'un coup de tous ses organes, et il y a souvent metamorphose dans les animaux, mais jamais metempsychose ni transmigration des ames: il n'y a pas non plus d'ames tout a fait separees ni de genies sans corps. Dieu seul en est detache entierement.
73. C'est ce qui fait aussi qu'il n'y a jamais ni generation entiere, ni mort parfaite prise a la rigueur, consistant dans la separation de l'ame. Et ce que nous appelons generations sont des developpements et des accroissements, comme ce que nous appelons morts sont des enveloppements et diminutions.
74. Les philosophes ont ete fort embarrasses sur l'origine des formes, entelechies ou ames; mais aujourd'hui, lorsqu'on s'est apercu par des recherches exactes, faites sur les plantes, les insectes et les animaux, que les corps organiques de la nature ne sont jamais produits d'un chaos ou d'une putrefaction, mais toujours par des semences, dans lesquelles il y avait sans doute quelque preformation, on a juge que non seulement le corps organique y etait deja avant la conception, mais encore une ame dans ce corps, et, en un mot, l'animal meme, et que par le moyen de la conception cet animal a ete seulement dispose a une grande transformation pour devenir un animal d'une autre espece. On voit meme quelque chose d'approchant hors de la generation, comme lorsque les vers deviennent mouches et que les chenilles deviennent papillons.
75. Les animaux, dont quelques-uns sont eleves au degre des plus grands animaux par le moyen de la conception, peuvent etre appeles spermatiques; mais ceux d'entre eux qui demeurent dans leur espece, c'est-a-dire la plupart, naissent, se multiplient et sont detruits comme les grands animaux, et il n'y a qu'un petit nombre d'elus qui passe a un plus grand theatre.
76 Mais ce n'etait que la moitie de la verite: j'ai donc juge que si l'animal ne commence jamais naturellement, il ne finit pas naturellement non plus; et que non seulement il n'y aura point de generation, mais encore point de destruction entiere ni mort prise a la rigueur. Et ces raisonnements faits a posteriori et tires des experiences, s'accordent parfaitement avec mes principes deduits a priori comme ci-dessus.
77. Ainsi on peut dire que non seulement l'ame, miroir d'un univers indestructible, est indestructible, mais encore l'animal meme, quoique sa machine perisse souvent en partie et quitte ou prenne des depouilles organiques.
78. Ces principes m'ont donne moyen d'expliquer naturellement l'union ou bien la conformite de l'ame et du corps organique. L'ame suit ses propres lois et le corps aussi les siennes, et ils se rencontrent en vertu de l'harmonie preetablie entre toutes les substances, puisqu'elles sont toutes des representations d'un meme univers.
79. Les ames agissent selon les lois des causes finales par appetitions, fins et moyens. Les corps agissent selon les lois des causes efficientes ou des mouvements. Et les deux regnes, celui des causes efficientes et celui des causes finales, sont harmoniques entre eux.
80. Descartes a reconnu que les ames ne peuvent point donner de la force aux corps parce qu'il y a toujours la meme quantite de force dans la matiere. Cependant il a cru que l'ame pouvait changer la direction des corps. Mais c'est parce qu'on n'a point su de son temps la loi de la nature qui porte encore la conservation de la meme direction totale dans la matiere. S'il l'avait remarquee, il serait tombe dans mon systeme de l'harmonie preetablie.
81. Ce systeme fait que les corps agissent comme si, par impossible, il n'y avait point d'ames, et que les ames agissent comme s'il n'y avait point de corps, et que tous deux agissent comme si l'un influait sur l'autre.
82. Quant aux esprits ou ames raisonnables, quoique je trouve qu'il y a dans le fond la meme chose dans tous les vivants et animaux, comme nous venons de dire, savoir, que l'animal et l'ame ne commencent qu'avec le monde et ne finissent pas non plus que le monde, - il y a pourtant cela de particulier dans les animaux raisonnables, que leurs petits animaux spermatiques, tant qu'ils ne sont que cela, ont seulement des ames ordinaires ou sensitives, mais des que ceux qui sont elus, pour ainsi dire, parviennent par une actuelle conception a la nature humaine, leurs ames sensitives sont elevees au degre de la raison et a la prerogative des esprits.
83. Entre autres differences qu'il y a entre les ames ordinaires et les esprits, dont j'ai deja marque une partie, il y a encore celle-ci, que les ames en general sont des miroirs vivants ou images de l'univers des creatures, mais que les esprits sont encore images de la Divinite meme, ou de l'auteur meme de la nature, capables de connaitre le systeme de l'univers et d'en imiter quelque chose par des echantillons architectoniques, chaque esprit etant comme une petite divinite dans son departement.
84. C'est ce qui fait que les esprits sont capables d'entrer dans une maniere de societe avec Dieu, et qu'il est a leur egard, non seulement ce qu'un inventeur est a sa machine (comme Dieu l'est par rapport aux autres creatures), mais encore ce qu'un prince est a ses sujets et meme un pere a ses enfants.
85. D'ou il est aise de conclure que l'assemblage de tous les esprits doit composer la cite de Dieu, c'est-a-dire le plus parfait etat qui soit possible sous le plus parfait des monarques.
86. Cette cite de Dieu, cette monarchie veritablement universelle est un monde moral dans le monde naturel, et ce qu'il y a de plus eleve et de plus divin dans les ouvrages de Dieu et c'est en lui que consiste veritablement la gloire de Dieu, puisqu'il n'y en aurait point, si sa grandeur et sa bonte n'etaient pas connues et admirees par les esprits; c'est aussi par rapport a cette cite divine, qu'il a proprement de la bonte, au lieu que sa sagesse et sa puissance se montrent partout.
87. Comme nous avons etabli ci-dessus une harmonie parfaite entre deux regnes naturels, l'un des causes efficientes, l'autre des finales, nous devons remarquer ici encore une autre harmonie entre le regne physique de la nature et le regne moral de la grace, c'est-a-dire, entre Dieu considere comme architecte de la machine de l'univers, et Dieu considere comme monarque de la cite divine des esprits.
88. Cette harmonie fait que les choses conduisent a la grace par les voies memes de la nature, et que ce globe, par exemple, doit etre detruit et repare par les voies naturelles dans les moments que le demande le gouvernement des esprits pour le chatiment des uns et la recompense des autres.
89. On peut dire encore que Dieu comme architecte contente en tout Dieu comme legislateur, et qu'ainsi les peches doivent porter leur peine avec eux par l'ordre de la nature, et en vertu meme de la structure mecanique des choses, et que de meme les belles actions s'attireront leurs recompenses par des voies machinales par rapport aux corps, quoique cela ne puisse et ne doive pas arriver toujours sur-le-champ.
90. Enfin, sous ce gouvernement parfait, il n'y aura point de bonne action sans recompense, point de mauvaise sans chatiment, et tout doit reussir au bien des bons, c'est-a-dire de ceux qui ne sont point des mecontents dans ce grand etat, qui se fient a la Providence apres avoir fait leur devoir, et qui aiment et imitent comme il faut l'auteur de tout bien, se plaisant dans la consideration de ses perfections suivant la nature du pur amour veritable, qui fait prendre plaisir a la felicite de ce qu'on aime. C'est ce qui fait travailler les personnes sages et vertueuses a tout ce qui parait conforme a la volonte divine presomptive ou antecedente, et se contenter cependant de ce que Dieu fait arriver effectivement par sa volonte secrete, consequente et decisive, en reconnaissant, que si nous pouvions entendre assez l'ordre de l'univers, nous trouverions qu'il surpasse tous les souhaits des plus sages, et qu'il est impossible de le rendre meilleur qu'il est, non seulement pour le tout en general, mais encore pour nous-memes en particulier, si nous sommes attaches comme il faut a l'auteur du tout, non seulement comme a l'architecte et a la cause efficiente de notre etre, mais encore comme a notre maitre et a la cause finale qui doit faire tout le but de notre volonte, et peut seul faire notre bonheur.